Il existe une tentation que nous rencontrons tous. Une perversion du désir à laquelle l’évangile de ce jour enlève, de manière ferme et définitive, toute légitimité, toute justification.
Cette tentation déploie sa séduction de multiples manières. Elle consiste pour l’essentiel, consciemment ou inconsciemment, à vouloir se fabriquer un dieu qui marche à notre propre pas, une divinité qui réponde exactement à ce que nous estimons être notre besoin religieux, nos nécessités spirituelles. Mais les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées et ses chemins ne sont pas nos chemins. La manière d’exercer sa divinité n’appartient qu’à lui seul car il n’y a de Dieu que lui et personne n’a été son conseiller. Parcourons donc à nouveau l’Évangile que nous avons entendu et apprenons de lui à mettre nos pas dans ceux du Christ, notre Lumière, notre Vie, notre seul et unique Chemin vers le Père.
Jésus s’apprête à se rendre à Jérusalem pour y vivre sa passion. Il lui faut pour cela faire étape dans le pays des Samaritains. Ceux-ci ne s’entendaient pas avec les Juifs qui les considéraient comme des hérétiques et des schismatiques parce qu’ils n’admettaient qu’une partie des livres saints et qu’ils ne reconnaissaient pas le Temple de Jérusalem. Jésus envoie donc deux de ses disciples en éclaireurs afin que ceux-ci réservent un hébergement où lui-même et ceux qui le suivent pourraient se reposer. Mais quand les Samaritains apprirent que le groupe se rendait à Jérusalem, et donc au Temple, ils lui refusèrent l’hospitalité, violant ainsi une règle sacrée en Orient et obligeant ceux qui se déplaçaient à poursuivre leur marche jusqu’à un autre village malgré la fatigue du chemin. On comprend la colère de Jacques et de Jean : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions que le feu tombe du ciel pour les détruire ? » On ne les appelait pas les « fils du tonnerre » pour rien ! Mais Jésus les reprend vivement. Pourquoi cela ? Parce que les fils de Zébédée ont tenté d’instrumentaliser Dieu, de le mettre en quelque sorte à leur solde, au service de leur confort. Les Samaritains ont certes fauté, mais le jugement n’appartient qu’à Dieu ; de plus on ne combat pas le mal par le mal, mais par le bien. L’homme qui subit l’injustice, le mépris, la violence, peut être tenté d’invoquer Dieu pour obtenir la destruction, la disparition de ceux qui le blessent. Le livre des psaumes porte la trace de ce genre de prières. Mais la prière est faite pour la vie et non pour la mort, d’où la nécessité de prier pour ceux qui nous font du tort, et si justice doit être rendue, elle doit l’être selon les modalités fixées par Dieu.
Jésus poursuit sa route vers Jérusalem. Un homme dit à Jésus : « Je te suivrai partout où tu iras. » L’évangile ne nous dit rien des motivations de cet homme, mais le Sauveur le prévient de ce que la marche à sa suite ne connaît aucun repos : « le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer sa tête ». Et de fait, le chemin du chrétien ne connaît pas de repos, pas de fin. Il ne peut jamais se dire : « Je suis arrivé », « j’en ai fait assez, cela suffit maintenant » ou encore : « Quand même, je suis un bon chrétien. » C’est là une illusion, une illusion dangereuse même, car elle enferme dans la suffisance et dans l’orgueil. Croire que le Seigneur se contente de ce que l’on a déjà fait c’est être complètement dans l’erreur car il nous appelle à un constant dépassement de nous-mêmes, à un amour toujours plus grand, à l’image du sien, qui ne connaît aucune limite.
Plus loin sur la route de Jérusalem, Jésus appelle un autre homme : « Suis-moi. » Celui-ci lui demande la permission d’enterrer d’abord son père. Son comportement est en soi très légitime et même recommandable, mais Jésus lui répond : « Laisse les morts enterrer leurs morts. Toi, va annoncer le règne de Dieu ». Le règne de Dieu est la vie et cette vie doit être répandue sur toute l’humanité, c’est là la chose la plus urgente. La vie, c’est la victoire sur le péché et donc sur la mort, c’est pourquoi le Seigneur peut dire : « Laisse les morts (c’est-à-dire les pécheurs) enterrer leurs morts. Toi, va annoncer le règne de Dieu (c’est-à-dire la vie éternelle) ». Dans son activité, l’homme agit le plus souvent selon des priorités et des règles qu’il se donne à lui-même, mais ces priorités et ses règles, même quand elles sont religieuses, sont rarement celles de Dieu. Elles constituent souvent une tentation, un prétexte pour faire sa propre volonté et se donner bonne conscience, plutôt que de faire la volonté de Dieu. Comment s’y retrouver alors ? Comment savoir quelle est la bonne manière d’agir ? En vivant, comme dit saint Paul dans le passage de la lettre aux Galates que nous venons d’entendre, « sous la conduite de l’Esprit de Dieu » car « en vous laissant conduire par l’Esprit, vous n’êtes plus sujets de la Loi », c’est-à-dire de ces multiples obligations personnelles, sociales ou religieuses que l’on se donne ou auxquelles l’on consent pour ne pas aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même.
Rejoignons encore Jésus sur la route de Jérusalem. Quelqu’un se propose de l’accompagner : « Je te suivrai, Seigneur ; mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison. » Écoutons la réponse du Seigneur : « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas fait pour le royaume de Dieu ». La tentation qui est ici dénoncée, me semble-t-il, c’est de croire que l’on peut suivre le Christ par intermittence, que l’on peut être chrétien à temps partiel, quand cela nous arrange. Chrétien le dimanche, homme du monde le restant de la semaine. Partisan de l’évangile chez soi, disciple de Mammon dans les affaires. Mais on ne peut suivre le Christ et vivre de l’Évangile qu’en désirant y engager toute sa personne. Les tièdes ne sont pas faits pour le royaume de Dieu. Certes, toute personne connaît des hauts et des bas, des chutes et des relèvements car, pour reprendre les mots de saint Paul, les tendances égoïstes de la chair s’opposent à l’esprit, c’est-à-dire au désir qui nous habite. Mais cet affrontement qui nous empêche de faire ce que nous voudrions n’est pas un obstacle définitif si nous nous laissons conduire par l’Esprit de Dieu, car « là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté », c’est-à-dire la victoire sur le péché.
Demandons donc à l’Esprit Saint de nous libérer de toute forme d’illusion et de creuser en nous le désir de servir le Seigneur de tout notre cœur, de toute notre force et de toute notre âme. Puisse l’Esprit de vérité et d’intelligence nous découvrir à nous-mêmes et nous apprendre à vivre au rythme de Dieu, dans l’obéissance filiale qu’il attend de ses enfants. Que l’Esprit de force et de courage nous donne à chacun de nous mettre, par amour, au service les uns des autres, et de tenir bon sur le chemin de l’Évangile. Amen.